Je voudrais pour vous parler du thème qui nous occupe non pas évoquer directement la figure du Christ, c ?est ce qui a été fait par le pasteur Magid et le père Anglarès, mais tenter plutôt de donner quelques éléments anthropologiques et philosophiques qui fondent une éthique de la non-violence. Et ceci en trois points.
Ma méthode philosophique repose d ?une part sur une phénoménologie, c ?est-à-dire, non pas une démarche qui consisterait à dire les grands principes, puis à chercher comment les appliquer, mais à chercher ce qui s ?énonce dans nos existences comme fondements et qui peut donner du sens. D ?autre part, j ?utilise la méthode dite de corrélation (Paul Tillich) qui consiste à mettre en relation pour les éclairer mutuellement, les situations humaines et les données évangéliques.
Le premier aspect est ce que j ?appelle la douce violence de ce qui se tient à distance.
Il y aurait en effet une sorte d ?éthique de la distance pour fonder la non-violence. C ?est un fait que nous ne pouvons vivre en collant aux choses, nous ne dialoguons pas dans la fusion, nous ne sommes jamais en situation de nous saisir nous-mêmes. Nous n ?accédons à nous-mêmes que par échappement à soi-même, pour citer Pierre-Jean Labarrière. Pour que nous puissions vivre les choses de ce monde, pour que nous puissions respecter vraiment autrui, pour que nous puissions nous supporter nous-mêmes, il faut un écart, un échappement, une ouverture à ce qui est autre. Un enfant naît par séparation. C ?est une certaine violence qui nous est faite, mais c ?est la condition de la vie. De même, nous ne pouvons juger d ?une situation qu ?en nous en retirant quelque peu, nous nous édifions mutuellement qu ?à la condition de sortir du mimétisme. Si nous passons outre cet écart aux choses, aux autres et à nous-mêmes, nous étouffons.
Ni les choses, ni les autres, ni le monde, ni Dieu ne sont à notre disposition, si j ?ose dire. Nous devons nous tenir dans la position éthique et spirituelle de ne pas les saisir, de ne pas mettre la main dessus. Ce que je propose ici, c ?est une sorte d ?ascèse de la non-possession. La violence commence avec le désir de possession, posséder l ?autre, posséder la vérité. La vérité ne se possède pas, elle est une quête, un mouvement incessant. Dieu se tient à l ?intime de nous-mêmes, mais comme à distance.
C ?est dans ce sens que je comprends les paroles du Christ à Marie de Magdala : « Ne me retient pas ». Ou les paroles d ?Isaïe : « Mes pensées ne sont pas vos pensées ». Ou encore : « Jésus passant au milieu d ?eux allait son chemin ».
Nous pourrions traduire tout ça en affirmant par exemple que nous sommes toujours une énigme à nous-mêmes, que l ?autre, même mon plus intime est toujours à découvrir, qu ?il n ?entre pas dans une définition, que nous ne savons jamais bien parler des gens qu ?on aime, notre langage est toujours trop pauvre. De même Dieu n ?entre pas dans nos concepts. Il y a une certaine violence à cela, en tout cas une épreuve, mais c ?est le coût de la vie. Par contre, ne pas vouloir cette distance, c ?est d ?une extrême violence, c ?est nier l ?autre.
Le second point c ?est le fait que nous sommes des êtres confiés à nous-mêmes.
L ?être nous est donné, nous ne sommes pas notre propre origine, nous devons tant aux autres ! Il n ?est pas vrai de dire que nous nous faisons tout seul, nous devons la vie. Par rapport au monde et aux autres, nous sommes toujours en dette. De là naît la reconnaissance, dans les deux sens du terme, connaissance à refaire sans cesse, et reconnaissance en tant que gratitude. Nous en faisons l ?expérience dans nos vies bien ordinaires. Nous devons la vie à nos parents, mais aussi au milieu dans lequel nous vivons, nous devons aux aléas de notre parcours, aléas heureux et malheureux, nous sommes le fruit de tout cela.
Mais plus encore ! Quand nous sommes saisis par la beauté, d ?un paysage, d ?une situation, nous éprouvons au plus intime de nous-mêmes que nous sommes alors débordés de toutes parts, et cependant, nous n ?avons jamais été aussi bien. C ?est dans ce sentiment de gratitude que nous accédons à notre vérité. On voudrait s ?offrir entièrement à ce qui nous est donné. Nous surprenons en nous une grandeur qui nous habite, qui nous visite et qui est infiniment plus que nous seul, mais qui nous fait être vraiment nous-mêmes. L ?homme passe l ?homme infiniment. Il en va de même dans l ?amour humain, ce bonheur de tenir à l ?autre, de tenir de l ?autre. Nous nous grandissons beaucoup à pouvoir dire : « je te dois tant ». Ou bien comme on l ?a chanté : « j ?ai tout appris de toi ». Il en est de même dans notre rapport à Dieu, notez-le bien. D ?ailleurs, ces expériences de la beauté et de l ?amour sont des expériences de la transcendance ou de l ?absolu, comme vous voulez, mais de toutes façons des expériences que ce qui fait notre grandeur nous est donné et que nous ne sommes jamais autant nous mêmes que dans ce dépassement
La plus grande violence peut-être est de manquer de reconnaissance, de se clore sur soi, ou si vous préférez, de manquer à la transcendance.
C ?est dans ce sens que j ?interprète la parabole des vignerons homicides.
Il ne faut pas trop tarder, je voudrais donc en venir au troisième aspect, c ?est la vertu de force.
Les deux termes ne sont pas très à la mode, ni le mot vertu, ni le mot force, et pourtant ! Une vertu, c ?est une qualité acquise par conviction et par entraînement, il y faut donc de la réflexion et de la volonté. La violence n ?est pas la force, c ?est sa perversion. Son contraire, ce serait l ?irrésolution. Pour Descartes, la force, c ?est une autre façon de parler de la résolution qui est pour lui la vertu des vertus, ce qu ?il appelle aussi la générosité. C ?est-à-dire, l ?art de se décider par une attentive réflexion et la persévérance dans les choix posés.
Dans la tradition, grecque et chrétienne, les vertus, on en propose quatre, s ?équilibrent mutuellement. Prudence et justice, force et tempérance. Elles ont leurs excès, une sorte de perversion, pour la force, c ?est la violence, pour la justice, le légalisme, pour la tempérance, l ?indécision, pour la prudence, la peur. Bref il y a là un système, c ?est à dire que les choses vont ensemble, ne vont bien qu ?ensemble. Il faut à la force, la prudence, la justice et la tempérance, tout comme il faut à la tempérance, la force. Il faudrait évoquer ce que Nietzsche dit de la force ou du moins parler de son aversion pour la faiblesse. Mais c ?est un trop vaste sujet. Il convient d ?ajouter que s ?il y a un domaine qui glisse souvent en sa perversion, c ?est bien celui de la force. Soit qu ?on en ait horreur et on bascule dans l ?injustice, soit qu ?on l ?idolâtre dans le culte du « self made man », soit qu ?on l ?isole hors de ce système vertueux et on va à la violence, violence jouissive, violence qui éradique toute altérité, violence qui se fait vérité.
Retenons pour notre propos qu ?il faut assurément beaucoup de force intérieure pour être non-violent, chacun le sait. Décidément, s ?il faut toujours se garder de la violence, gardons précieusement la vertu de force, le Christ ni aucun des prophètes n ?en ont manquée.
Père Bernard Klasen,
octobre 2002
Bibliographie.
GAUDIN Philippe, La violence, ce qu ?en disent les religions, L ?atelier, 2002.
La vie spirituelle, Violence et Royaume de Dieu, Cerf, sept 2002.
Christus, La violence, une force à convertir, Assas éditions, octobre 2001.