Après avoir exposé quelques fondements de la théologie du mariage, dimanche dernier, je voudrais voir avec vous aujourd’hui comment l’Eglise en est arrivée progressivement à élaborer ce sacrement du mariage. En effet si l’Eucharistie et le baptême sont directement instaurés par le Christ, les autres sacrements sont le fruit d’une élaboration progressive, et c’est très intéressant de bien repérer cela. Nous allons donc faire un petit parcours historique en quatre étapes. Tout d’abord l’antiquité, puis du 5ème jusqu’au 10ème siècle, puis les 11ème et 12ème siècles et enfin le 20ème.
Le premier christianisme hérite de deux sources très importantes ; le droit romain et le monde grec. Du droit romain, l’Eglise garde le consentement nécessaire des deux époux, on ne décide pas à leur place. Ca, c’est très positif mais l’Eglise mettra à peu près mille ans à le faire passer dans la pratique, elle mènera sur ce point de rudes combats. L’héritage de la Grèce est double, il y a les coutumes et la philosophie. Du côté des coutumes grecques, il faut savoir que la conjugalité ne sert qu’à fonder une maison, conserver ou accroître le patrimoine et fonder une descendance. Le plaisir et l’épanouissement sont trouvés ailleurs, l’homme ne va vers sa femme que pour la procréation. Il y a quand même un philosophe (Zénon, 150 av JC) qui parle pour la bonne vie de la maison, d’un souci d’autrui et d’un compagnonnage affectueux. Mais ça reste une exception, l’affection, l’amour sont distingués, séparés de la famille et du couple.
L’Eglise va aussi hériter de la philosophie néoplatonicienne, or cette pensée, par ailleurs intéressante, voit dans le corps une prison de l’âme. De là viendra une sorte de mépris pour la sexualité, pour le corps, une crainte même. L’Eglise aura beaucoup de mal à s’en défaire. Beaucoup pensent que dans la sexualité, il ne peut y avoir que péché, que le mariage est pollué par le désir charnel et que son seul salut, son seul bien, c’est la procréation ! Le problème, outre une étrange philosophie du corps et du plaisir, c’est que le mariage n’est valorisé qu’en fonction des enfants, le couple est oublié. Il faut noter qu’il y a quand même quelques grands personnages de l’Eglise qui protestent contre cet héritage. Je vous en cite deux. Cyrille d’Alexandrie (3ème siècle) s’oppose à ceux qui méprisent la chair. Il souligne que par delà l’union sexuelle et la procréation, l’union conjugale est une forme d’union spirituelle entre les époux unis par Dieu ! Tertulien (220) : « Ils ne font qu’un par la chair, ils ne font qu’un par l’esprit, le Christ leur envoie sa paix. Là où ils sont tous les deux un par la chair, là aussi est le Christ » ! Ce sont quand même des paroles d’une étonnante richesse !
Passons à la seconde période, disons jusqu’à l’époque carolingienne. En Occident, les états s’effondrent et l’Eglise se trouve être la seule institution qui tienne, du coup on va se tourner vers elle pour formaliser, pour ritualiser le mariage. Jusque là, les chrétiens se mariaient comme les autres, il n’y avait pas de signe religieux particulier. On leur demandait seulement un effort sur la qualité de leur comportements conjugaux.
C’est à partir du 4ème, 5ème siècles qu’on voit apparaître quelques formes liturgiques qui varient selon les pays. Au domicile du couple, souvent d’ailleurs après une vie commune, le prêtre passe pour bénir la chambre. Ou bien, au cours de la messe, on procède à une bénédiction des époux. Ou encore aux portes de l’église. Les rites sont très divers, je ne peux pas tous les expliquer ; parfois, on recouvre les têtes des époux sous un même voile, ailleurs ce sera un rite de couronnement ou encore celui des anneaux que nous connaissons. Ca varie beaucoup, mais toujours, il y a un échange libre des consentements. Ca, l’Eglise y tient énormément, le mariage n’est pas un arrangement uniquement social, il ne s’agit pas d’unir des familles pour des questions de patrimoine ou du lignage. Et là, l’Eglise aura bien du mal face à la féodalité. Certes le mariage crée une stabilité sociale, mais pas sans le consentement libre des deux époux, l’homme et la femme, c’est bien sûr la liberté de la femme qu’il faut défendre. Ce que l’Eglise veut imposer, c’est une certaine idée de la personne humaine qui ne peut en aucun cas se réduire à la simple reproduction, et dont la dignité est aussi dans l’épanouissement personnel. Mais ça, c’est l’affaire de la période suivante, le 12ème siècle.
Au 12ème & 13ème siècles, tout bouge ; le développement de l’artisanat et du commerce, des villes au détriment des campagnes, de l’université au détriment du monastère, le rôle des évêques, l’architecture va passer du roman au gothique, la théologie de l’Eglise va changer et celle de l’Eucharistie. Tout change et le mariage aussi. D’abord c’est à cette période qu’on fait du mariage un sacrement à peu près sous la forme actuelle. Mais surtout, on découvre qu’amour et mariage vont bien ensemble ! On se marie aussi parce qu’on s’aime et pour s’aimer. L’acte sexuel restera quand même suspecté, mais le couple et bientôt la famille sont compris comme le lieu d’un épanouissement mutuel. L’amour est une relation édifiante, qui fait grandir l’autre et donc il est dynamique, il n’est pas donné une fois pour toute à la différence du mariage perçu seulement comme institution. Le but du mariage reste la procréation, mais le fondement en est l’amour et le don de soi. C’est un progrès immense.
Le 20ème siècle va pousser cette perspective un peu plus loin. Pie XI (1930), puis Paul VI mais surtout Jean-Paul II, vont expliquer que les fins du mariage, c’est-à-dire ses finalités et ses raisons, ses fondements, ne sont plus seulement faire des enfants, mais ce qui passent en premier, c’est le bien des époux, c’est le bien que les époux se font quand ils s’aiment. Et ils sont de bons parents dans le fait qu’ils sont de bons époux. Vous voyez que la logique n’est plus la même. De là viennent deux conséquences . D’abord, le mariage est une vocation, c’est-à-dire un moyen de devenir vraiment chrétien, un mode de sanctification. La sainteté n’est pas à vivre malgré la vie conjugale, mais en elle. Deuxième conséquence, le corps humain dit la personne, et la personne se dit à travers le corps. Le corps et ses plaisirs sont revêtus de dignité pour le bien des époux.
Voilà très rapidement un petit parcours historique. De cela, on peut conclure au moins que décidément, il faut du temps à l’amour pour déployez sa grandeur, c’est vérifié par l’histoire, mais aussi dans nos vies. Et de ce que je vous disais la dernière fois, rappelons-nous que l’amour consiste à se laisser grandir par l’autre en se donnant à l’autre. C’est vrai de tout homme, mais éminemment du couple.
Petite bibliographie.
JeanPaul II, FamiliarisConsortio, 1981
A.G. Martimort, L’Eglise en prière, Tome 3, 1984.
L M. Chauvet, le sacrement du mariage entre hier et demain, 2003.
P Debergé, L’amour et la sexualité dans la Bible, 2001
M Rouche, Sexualité, intimité et société sous le regard de l’histoire, 2002.
H Boulad, L’amour et le sacré, 2003 ?
M Foucault, Histoire de la sexualité, 3 vol., 1976
P Quignard, Le sexe et l’effroi, 1994
J CL Guillebaud, La tyrannie du plaisir, 1998.