Nous sommes dans un long discours de Jésus, l’équivalent chez Luc du fameux discours sur la montagne de Matthieu. Un peu avant ce que vous venez d’entendre, il y a les béatitudes, et nous serons encore dans ce discours dimanche prochain. C’est un discours un peu compliqué, notamment l’extrait que nous avons aujourd’hui. Dimanche dernier nous avions bien compris que le Christ ne bénissait pas la pauvreté et qu’il ne maudissait pas les riches. De la même façon, aujourd’hui, le Christ ne propose pas de laisser faire la violence et le mal, mais il renverse la logique de la violence qui est celle du donnant donnant.
Mais comment comprendre cette parole vraiment impossible : « Aimer vos ennemis » ? C’est déjà si difficile d’aimer ceux qui nous aiment ! La fidélité, le pardon, l’attention, sont sans cesse à conquérir, ça ne va pas de soi, c’est difficile d’aimer. Mais aimer ses ennemis, comment faire ?
La première lecture va nous aider. Et le psaume.
Dans la lecture du livre de Samuel, nous voyons une scène de guerre. Saül, le roi est parti en campagne pour tuer son rival, le jeune David. Il en est jaloux, c’est terrible la jalousie ; on bascule de l’admiration à la haine. Il y a à l’ouest de la mer morte, des oueds très escarpés, avec près de mille mètres de dénivellation. C’est là que la scène se passe. L’armée de Saül est en bas, près de l’eau. David est en haut. De nuit, il descend et dérobe la lance et la gourde du roi, pendant son sommeil. Vous comprenez bien qu’il aurait facilement pu le tuer, c’est d’ailleurs ce que lui suggère son lieutenant Abishaï. Mais David ne veut pas tuer son ennemi. Pourquoi ? Parce que le roi a reçu l’onction. Voilà ce qui peut nous éclairer ; David reconnaît en son ennemi, malgré tout, la trace de Dieu, c’est pourquoi il refuse de lui rendre sa haine. Vous allez me dire, non sans raison qu’il ne l’aime pas pour autant. En effet, il ne l’aime pas de manière affective, ce n’est d’ailleurs pas ce que l’évangile nous demande, mais il le respecte, il respecte en lui, la marque de Dieu. Le respect, c’est une reconnaissance. Reconnaître qu’il y a en l’autre plus que ce que laisse apparaître son comportement ou notre sentiment.
Comment se fait-il que nous ayons tant de mal à reconnaître cette présence en l’autre de ce qu’il porte de grandeur ? Probablement parce qu’il le cache bien. Mais aussi parce que nous ne sommes pas assez portés à la reconnaissance. C’est là que le psaume nous donne une seconde indication. « Bénis le Seigneur, ô mon âme, n’oublie aucun de ses bienfaits ! Car il pardonne toutes tes offenses, il réclame ta vie à la tombe. Il n’agit pas envers nous selon nos fautes, il met loin de nous nos péchés. » Souvent nous avons de la haine ou du mépris parce que nous manquons de modestie, nous croyons ne rien devoir à personne. La reconnaissance, c’est un sentiment de gratitude pour ce qui nous est donné. Je vais vous dire un secret : la gratitude, ça évite de se prendre pour le centre du monde. Et ne pas se prendre pour le centre du monde, ça évite bien souvent de haïr.
Lévinas, un philosophe juif, peut-être un des plus grands de la fin du XXème siècle disait : « l’éthique est une optique ». Autrement dit, la morale, la façon dont nous nous comportons dépend de la façon dont nous regardons. Il nous faut apprendre à voir. Voir en l’autre, malgré tout, la trace de Dieu. Voir en nous ce que nous devons à l’autre, ce que nous devons à Dieu. C’est la clef pour un comportement moral.
Tout cela ne nous évitera pas d’avoir des adversaires. Mais reconnaissons que bien souvent c’est parce que nous avons fait le jeu de la haine que nos adversaires sont devenus nos ennemis. C’est la haine qu’il faut vaincre, la nôtre d’abord. Pour cela demandons à Dieu la grâce de la reconnaissance. Elle nous donnera la modestie, elle nous permettra de voir en l’autre la trace de Dieu, ce qui nous conduit au respect.
La reconnaissance.